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Le feuilleton du reptile
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14 février 2011

Episode 10

De cervelières en casques de moto

 

       Je fends la nuit dans un silence que je m'applique à laisser le plus vierge possible. Mon adresse est encore loin d'être infaillible, je me prends encore à le déflorer d'un pied trop appuyé ou mal adapté à la surface que je piétine. Je me dis qu'au moins, je ne piétine pas sur place, tel que cela a été le cas les deux dernières semaines. Instructives, mais longues. Surtout quand elles sont émaillées de rêves affreux où je vois mon amour dans les pires affres de la souffrance. Je serais parti bille en tête je ne sais où à sa poursuite, si le vieux plein de poils n'avait pas été aussi convaincant quant à la certitude de faire chou blanc, et même de prendre des risques inconsidérés si je ne me préparais pas aux périls qui m'attendaient. La sculpturale pépée de mes vagues souvenirs m'a dit de me fier à la bande qui m'a récupéré. J'ai donc longuement devisé avec le papy allumé, velu, puant et alcoolique qui s'avère être le chef de la bande de ZZ-top surarmés qui m'ont ramassé en état de mort clinique avec une balle de 357 magnum dans le citron. J'ai eu au cours  de cette très longue discussion l'occasion d'apprendre que je suis toujours en état de mort clinique, mais que le fameux projectile s'est dissous, et que ses semblables ne menacent pas mon séjour ici-bas. Je commençais à vrai dire à m'en douter un peu.

  D'après ses dires, le vieux et ses petits potes sont une organisation laïque qui poursuit peu ou prou les buts de l'inquisition moyennâgeuse, avec estime-t-il moins de dérives dûes au folklore catholique. A voir sa tronche et celle des bonshommes qui l'entourent, j'aurais en effet été étonné qu'il se prétende pratiquant. Chacun d'eux a son histoire, mais la constante est un passé de Hells Angel ou approchant, ayant reçu une illumination apportée par le poids des années ou les excès d'hallucinogènes en tous genres. L'essence de mon être, que je ne parviens d'ailleurs pas encore à définir, semble montrer que cette révélation faite à chacun n'était pas que du flan. D'après eux, deux forces antinomiques se disputent la suprématie sur la destinée terrienne. Paradoxalement, cette humanité qu'ils cherchent à conduire est traitée avec un mépris de l'individu extraordinaire, mépris qui semble d'ailleurs s'étendre à l'égard de l'espèce entière. Avec le pouvoir de créer des zigs comme moi, on peut se demander pourquoi ils se livrent une guerre sans merci juste pour savoir qui sera le patron de la maison Terre. C'est un peu comme si Michael Schumacher et Sébastien Loeb se chamaillaient pour savoir qui prendra le volant de la 104. Du reste, ils ont chacun un volant et l'enjeu est la direction à prendre, sachant que la marche arrière n'est pas exclue. Le tout sans grand ménagement pour la mécanique et les pare-chocs. Tout ça réuni donnerait le joyeux boxon où je patauge comme chacun de mes ex-congénères. Parce que je ne suis plus comme eux. J'ai été promu, moi. De poussière sur la carrosserie tout juste bonne à être écrasée contre un arbre, je suis devenu une sorte d'engrenage de boîte de vitesse, ou un truc comme ça.


       C'est en tous cas ce qui m'a été rapporté par le Mathusalem bardé de cuir, bien qu'il ait usé de termes et d'images un peu moins relatifs à la mécanique des véhicules à quatre roues. J'ai ensuite eu droit à un cours d'histoire m'informant que son “ordre” est l'héritier d'un véritable ordre de moines-guerriers créé vers 1110 et réunissant l'élite des combattants sans charge nobiliaire des Pauvres Chevaliers du Christ. Cette milice devait du reste devenir l'ordre des Chevaliers du Temple dix ans plus tard. Les guerriers ponctionnés chez le Pauvres Chevaliers (en réalité plutôt riches) étaient dévolus à la protection des dignitaires ecclesiastiques romains en déplacement hors de Rome. Ils furent placés sous l'égide directe du pape Calixte II en 1121, à l'occasion du siège de Sutri, où tous les hommes furent mobilisés pour déloger l'antipape Grégoire XIII. Basé pendant trois ans à Saint Jacques de Compostelle, l'ordre fut menacé d'être dissous en 1124 à la mort de Calixte, son successeur ayant décidé pour le début de son pontificat que la vocation de la bible était davantage d'être lue que d'être utilisée comme objet contondant (il modifia son jugement par la suite, approuvant l'ordre des Templiers quelques années plus tard). La bande de joyeux et pieux soudards passa alors sous l'autorité de Renaud III de Bourgogne, neveu de ce pape issu de la famille des comtes de Bourgogne. Subventionné discrètement par le Saint-Siège, le commando avait alors pour mission d'enquêter et d'assassiner sans mouiller la robe immaculée du Pape. Les hommes se forgèrent et se transmirent l'expérience des actions commandos, violentes et discrètes, de l'art du vol, de l'infiltration, de la barbouze, en somme. Ils eurent alors au cours des deux siècles suivants l'occasion de rencontrer des cibles particulièrement difficiles à tuer par les moyens conventionnels tels que le tranchage de carotide, le défonçage de crâne ou le grand classique qu'est la riante éviscération. Ils mirent alors au point des techniques d'occision pour ces être à la vivacité de roncière (décollement comme pour les nobles, plaquage des armes à l'argent, embrochage de coeur avec du bois vif ou de l'argent, etc...), et devinrent de redoutables chasseurs. Vivement intéressé par les compétences de ces hommes, Philippe V de France, époux de Jeanne II de Bourgogne, fit passer la tutelle du groupe de la maison de Bourgogne à celle des Capétiens. A la mort de Charles IV le Bel, fils de Philippe V, l'intérêt d'une telle cellule n'échappa pas à Philippe VI, pourtant stratège du dimanche. Passée ainsi aux Valois, la fameuse cellule resta plus généralement au service de la Maison de France jusqu'à la fin du règne des Bourbons, en 1789. Branche spéciale des services secrets du roi, indépendante du Cabinet Noir, les révolutionnaires n'eurent même pas connaissance de son existence, ou alors trop peu de temps avant de mourir pour l'ébruiter. Son capitaine, laïc et roturier, prit la décision de poursuivre l'activité du service d'une manière encore plus opaque et souterraine, s'il était possible de l'être plus. Détaché des missions d'Etat, le groupement ne s'occupa plus que de la chasse aux créatures qui prendraient le nom de vampire au XIXème siècle. Au cours de ce même siècle, nombre de recherches furent effectuées pour accroître un savoir qui était avant tout technique (et raisonnablement meurtrier), et pour compiler celui qui paraîssait moins rationnel. Ce fut paradoxalement avec le déclin de l'influence catholique que le mysticisme se développa au sein de l'organisation qui commença à faire usage de médiums et d'exorciseurs après 1850. Le XXème vit la fin de l'emploi de ces derniers en raison des résultats un peu plus probants, bien que moins nuancés, des redoutables équipes d'assassins. Comme toute organisation secrète efficace, elle était et est toujours divisée en cellules qui ne se connaissent pas les unes les autres, et qui ont un seul interlocuteur extérieur. L'indépendance totale implique par ailleurs que chaque cellule subvienne elle-même à ses besoins.

          La cellule qui m'a recueilli fut quant à elle créée en 1954 et eut deux chefs. Le premier était un délinquant de l'extrême, motard archi-tatoué, ultra-violent. Il était presque aussi redouté des clans ennemis que des bouteilles de whisky. Les flics eux-mêmes ne tentaient rien contre lui à moins de dix renforts bien costauds. La révélation avait traversé son mètre quatre-vingt-dix et ses cent trente kilos un beau matin d'octobre alors qu'il croupissait en taule. Sorti de là, il fut contacté et fut sommé de servir la cause. Pour la première fois de sa vie, il accepta un ordre et mit son gang en action. Réticents au début, les peu recommandables drilles trouvèrent leur compte en réglant celui des vampires, puis en continuant de piller de temps à autres, afin de ne pas perdre la main et de trouver de quoi entretenir leur ébriété et leurs bécanes. La bande se fit rapidement une réputation dans le milieu des chasseurs et de ceux qui n'étaient ni vivants ni immodérément morts. On craignait surtout leur chef, plus grand, plus fort, plus violent, plus fervent et plus tordu que les autres. Un soir qu'il chassait seul, en quête d'un fait d'armes bien sauvage, il vit venir sa fin après qu'il se fut mis en tête de massacrer quatre ou cinq créatures de la nuit. Il procéda selon ses goûts habituels, à savoir le ripolinage de face à coups de chaînes de moto. Inutile contre de tels adversaires, il trouvait dans cette pratique l'inspiration qui lui procurait l'amour de son métier. Il avait, comme d'habitude, eu le dessus sur les cinq énergumènes mais, après les avoir décapités comme de nécessaire, il s'était bêtement planté en moto. Ennivré de sang, réjoui comme un môme de quatre ans qui aurait attrapé la queue du Mickey, il avait poursuivi l'ennivrement d'une manière presque aussi violente, en compagnie de son second, de deux autres compadres, et de Jack Daniels. Sa cruelle erreur fut d'écouter les mauvais conseils fournis par le fameux Jack, qui l'incita à prendre son Harley à quatre grammes et demie du matin. Pris de vomissements à cent vingt kilomètres par heure, il perdit le contrôle de son engin près de la Loire, qu'il alla goûter au terme d'un vol au dessus de la rambarde de sécurité. Lui qui ne buvait que très rarement de l'eau, autant de litres d'un coup ne pouvaient que lui être fatal. Sa dernière pensée avant la noyade fut pour la fourche tordue de sa bécane. Son second, se faisant appeler Bélial, fidèle de la première heure, lui succéda, et conduisit les hommes jusqu'à aujourd'hui. Eu égard à son âge avancé, la sagesse supplante (au moins un peu) la sauvagerie, et ses capacités physique amoindries lui dictent son penchant pour les armes à feu. La tradition instituée par l'ancien chef est toutefois respectée. Le moyen de subsistance du groupe est à l'image de ses membres, pas terriblement en finesse. D'ailleurs, ma première sortie depuis le début de ma formation en témoigne : en guise de test, je dois rapporter le contenu d'un coffre appartenant à un mafieux, vampire selon les sources de Bélial. Voilà pourquoi je fends la nuit dans un silence relatif, sur le toit glissant d'un immeuble Hausman parisien. En contrebas, le balcon par lequel je vais m'introduire, occupé par deux hommes de main fumeurs. Je me fais un décompte intérieur avant de fendre la nuit et de fondre sur mes deux premières victimes.

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