Episode 5
De papier mâché en 9mm
Je
me revois alors en vue objective, en une projection mentale capable de
synthétiser une vie en quelques secondes. Elle commence dans un tout petit
appartement, où s’ébat ma sœur de trois ans mon aînée. J’entends mes parents
au-dessus de moi me dorloter et m’appeler par mon prénom. Je m’appelais
Stéphane. La tapisserie est orange et brun. L’école. Taciturne et pas bien
gros, je dois lutter dès la primaire pour qu’on me fiche la paix. C’est plus
tard au collège que je commence à m’intégrer quand ma poussée de croissance et
de maturité m’amène rapidement à dominer mes congénères en taille et en
carrure. Fort de cette suprématie physique nouvelle, je tâche de m’imposer dans
la cour, au prix de quelques affrontements avec les autres prétendants au titre
de chef d’influence du bahut. Cela draine vers nous nombre de nymphettes avec
lesquelles nous apprenons la langueur, et l’érotisme en fin de cursus. Question
érotisme, c’est un peu expérimenté mais mal dégrossi que je débarque au lycée.
L’établissement est passablement délabré, mais je m’y sens bien. Il y a un
étang et des canards devant ce dernier. Profs, nanas, beuveries et peu de
boulot. Un ou deux accrochages avec l’autorité. Au début. Je comprends vite que
ma carrure athlétique ne va pas suffire pour la suite. Mes congénères achevant
tous plus ou moins leur poussée de croissance, il va me falloir cultiver
l’intellect. Peu économe sur les moyens, je m’y jette à corps perdu, jusqu’à me
constituer un dossier en béton armé qui m’ouvre les concours aux plus prestigieuses
écoles une fois mon bac décroché avec mention et honneurs. Boursier, je jette
mon dévolu sur une prépa, puis sur HEC. Cela s’avère rapidement un excellent
choix. Issu de la méritocratie, je dois me battre pour m’intégrer dans la
cohorte de fils et filles de capitaines d’industrie, avocats renommés etc.
Arrivé par le bas, j’étudie avec acharnement. Je tâche également de drainer
dans mon lit les spécimens féminins qui m’assureront un prestige certain. C’est
à cette époque que je rencontre Candice, superbe plante aux yeux verts, qui
résiste obstinément à toutes mes tentatives de séduction. Si je ne sors pas
major de promo, je suis suffisamment bien diplômé pour intégrer le poste de
directeur général d’une petite filiale d’un grand groupe métallurgique. J’ai
bien sûr gardé le contact avec nombre de mes anciens camarades, du moins avec
ceux qui se sont le mieux placés. DG avisé, je fais rapidement prospérer ma
boîte, jusqu’à décrocher de juteux contrats avec Heckler&Koch, sommité de
la fabrication d’armes autrichienne. C’est à ce moment-là que ça se complique
sévèrement, je commence à empiéter sérieusement sur les plates-bandes de
certaines personnes plus installées que moi. Combatif, je m’obstine et remporte
quelques victoires commerciales qui gonflent les comptes de l’entreprise, au
point d’être en position d’avaler un pan significatif d’un groupe concurrent.
Récemment admis au conseil d’administration au vu du poids que j’ai pris, je
suis alors brutalement désavoué alors que mon plan d’OPA est relativement sûr. C’est
à cette période que je revois Candice. Rattachée au ministère de la Défense,
elle devient mon interlocutrice concernant la destination des produits qui
sortent des usines que je dirige. J’en tombe éperdument amoureux. Jusqu’ici,
mes relations s’étaient cantonnées à me dégotter la plus belle pépée possible
pour pouvoir l’exposer ensuite dans les fastueuses soirées auxquelles je
commençais à avoir accès. J’avais un tableau de chasse assez impressionnant,
mais mon intérêt pour mes conquêtes se bornait à apprécier l’admiration
qu’elles suscitaient et le fait qu’elles réchauffaient mon lit d’une manière
moins impersonnelle et plus moderne qu’une bassinoire. Mais, pour la première
fois de ma vie, je conçois de l’amour. Le fait de vouloir cette femme-là et pas
une autre, en ne se basant pas que sur des critères plastiques ou politiques. Belle,
racée, intelligente, fine et cultivée, elle m’ouvre à d’autres cercles que
celui des requins que je fréquente pour des raisons d’ascension sociale. Elle
me fait tourner en bourrique pendant quelques semaines avant de se donner à
moi. Pendant ce temps, je me désintéresse un peu de mon fief industriel et de
l’empire auquel il est rattaché. Il commence même à me peser quand nous nous
mettons en ménage, un an plus tard. L’éclat de son regard quand je la porte à
travers le seuil de la ferme retapée secrètement par des ouvriers depuis trois
mois. Barbecue, jardin paysagé, portion de bois privé, tout y est. J’ai envie
de me poser, et recontacte la touche que j’ai eue il y a quelques mois au
ministère de la Défense. Je sais que si je laisse maintenant mon fauteuil au
conseil d’administration, cela m’assurera une confortable indemnité de départ. Je
passe donc du privé au public. Je suis en train de faire mes cartons quand la
pire nouvelle de ma vie tombe. Mes parents et ma sœur ont succombé à une
intoxication au monoxyde de carbone dans le chalet que je leur avais offert en
Suisse. Le choc est rude, et c’est un peu dans le cirage que je débarque au
ministère. Le boulot me remet en selle. Je bosse pour le Délégué Général pour
l’Armement. Mes connaissances de l’industrie dans cette branche me servent
justement beaucoup. Je suis même amené à recontacter d’anciens adversaires. Mon
réseau se fortifie et je me prends à rêver d’intégrer le cabinet du ministre, que
je connais un peu, et dont le plus proche collaborateur est un ancien d’HEC de
la même promo que moi. Je suis le plus jeune à cet échelon de la hiérarchie du
ministère, et j’assure comme une bête au boulot, qui consiste à dégoter des
lots d’armes légères qui sont ensuite achetées et assignées par mon supérieur.
Beaucoup de papiers à traiter. Mais de belles perspectives, alors je
m’accroche. Et puis, quand on a chez soi une collègue du ministère, chargée du
contrôle, il est aisé d’aller plus vite en jouant un peu avec les procédures.
Je deviens du coup d’une efficacité impitoyable. Puis, un beau soir, avec
encore plein de perspectives et de projets dans la tête, je me la suis explosée
contre un semi comme un con en faisant le chaud. « Et depuis, c’est le
bordel », ajouté-je mentalement après que la dernière image se soit
éteinte.